Monday, December 28, 2020

Cours n°11 l'art séquentiel : les différents types d'enchainement

Scott McCloud, L'Art Invisible, Delcourt, 2016


1 - Lire le début du chapitre 3 sur les différents types d'enchaînement. (p. 68 à 83)

Scott Mac Cloud distingue 6 types d'enchaînement essentiels  

2 - Exercice : 

En illustrant les 6 passages suivantes du chapitre 3 de la nouvelle le "Robinet de Brancusi", trouvez 6 types d'enchaînement distincts. 


a -  de moment à moment

"Les hautes-formes, structures vaguement inspirées de Portzamparc, se présentaient comme des plates-formes superposées les unes sur les autres, surmontées d’un toit terrasse végétal très large où alternaient cultures et jardins suspendus. On pouvait effectivement penser à ces chapeaux qui coiffaient les gens de la haute société au siècle de Victor Hugo."

b - d'action à action

E-car commença à s’élever légèrement. Robin avait les mains sur les commandes. Kim se chargeait pour le moment de programmer la hauteur de vol. Il n’avait qu’à assurer le déplacement horizontal. Translation, rotation

 c - de sujet à sujet

L’embarcation ressemblait plutôt à un navire de pêche. Un marin lui fit un signe qu’il ne sut pas interpréter. Il était à moins de 50 mètres quand il entendit une détonation. Puis une deuxième. On lui tirait dessus. L’E-car était touché. Le moniteur grésillait, il perdait le contrôle du véhicule. Il chutait. L’E-car percuta la surface de l’eau. Catastrophe ! 

d - de scène à scène 

 On le mettait en joue. Ce n’était pas des gardes de côtes. Ce n’était pas des militaires d’un corps de la Marine japonaise. Ce n’était pas non plus des enfants de cœur. Ils avaient des têtes de Yakuza en colère.

e - de point de vue à point de vue 

"Robin comptait sur ses doigts : - Libriste, libertarien, libéral, libertaire, maintenant free jazz… et pourquoi pas libertin ? Entre free software et freejazz, j’avoue que je suis perdu. Le concept de liberté est partout. Vous faites comment pour vous y retrouver ?"

f - solution de continuité 

"hacker c’est « bricoler »… C’est un point autour duquel tout le monde se retrouve ici…"


 

Sunday, December 20, 2020

Pratique du dessin V : la palette de couleur et la mise en valeur d'un motif (à l'aquarelle)

Illustration le robinet de Brancusi


Pour faire l'exercice suivant, munissez-vous de votre carnet à aquarelle, de votre boîte d'aquarelle.

1 Au brouillon, en vous inspirant de la nouvelle, dessinez rapidement un strip comportant une scène complexe (avec premier plan, second plan, arrière plan et au moins 3 personnages.  (30 minutes)

2 Déterminez ensuite votre palette de couleur.  (10 minutes)

3 Déterminez un motif important (personnage ou élément) que vous voulez mettre en valeur. 

4 Appliquez l'aquarelle en plusieurs étapes :

Premier passage: appliquez d'abord une aquarelle très légère (beaucoup d'eau/peu de pigment)

- prenez soin de déterminer la réserve de blanc (l'espace du dessin sans aucune couleur). 

- Attendez que ça sèche (poursuivez la lecture de la nouvelle pendant ce temps)

Deuxième passage :  appliquez ensuite une aquarelle moins légère (moins d'eau/un peu plus de pigment)

- cette fois en traitant le motif principal une première fois.  et en réhaussant certains éléments de l'arrière plan ou du second plan

- Attendez que ça sèche (poursuivez la lecture de la nouvelle pendant ce temps)

Troisième passage : concentrez-vous enfin sur le motif principal à mettre en valeur en appliquant une aquarelle plus chargée

 

Pour aller plus loin

Vous pouvez pour mettre en valeur un motif procéder inversement... (mais c'est plus rare) en cherchant un effet de clair-obscur. Cette fois le motif sera clair et l'arrière plan foncé. 

Enfin vous pouvez rendre plus compliqué ce premier principe en multitpliant les étapes (non pas 3 mais 30 par exemple).

 

Voyons quelques aquarelles de Noelle Herrenschmit, reporter aquarelliste réputée, dont la technique peut nous servir de référence.

 William Turner




https://www.institutdefrance.fr/actualites/linstitut-de-france-selon-noelle-herrenschmidt/

 



Monday, December 14, 2020

Cours n°10 Nouvelle SF à adapter (partie 4)

  

Ennouvellement SF

quatrième partie

Le rêve de la bidouille ou le cauchemar de la magouille


Le dilemme était pénible. Fallait-il toucher un salaire comme une honnête rémunération pour une mission dûment remplie ? Ou bien se laisser séduire par ce projet fou, abracadabrant, utopique ? S’il acceptait de s’engager et de devenir membre de la communauté des Arrangeurs, il devrait renoncer à son salaire. En échange, il passerait une sorte de contrat social qui lui permettrait de faire partie des Égaux, et il serait assuré de partager les mêmes droits, de bénéficier des mêmes libertés protégées, du même accès garanti aux Communs et de devenir propriétaire d’une parcelle sur une cité off-shore mais dont la valeur dépendait de la réussite hypothétique de ce projet libertarien. Prometteur. Novateur. Potentiellement dévastateur... Alors qu’il n’était encore qu’étudiant, il avait calculé qu’en visant un capital d’un million de dollars il pourrait tranquillement s’assurer, pour le restant de ses jours, une vie confortable. Sans excès certes, mais confortable. Ses tentatives jusqu’à présent n’avaient pas récolté le succès escompté. Alors après tout, le projet Arrangeurs ne serait-il pas une alternative à ce rêve de réussite personnelle ? Il lui restait du temps pour réfléchir – le chantier commençait à peine – mais à mesure que les jours passaient, il sentait une pression s’exercer sur lui insidieusement. Il avait fait naître une attente.

Rovel, l’ingénieur tchèque, lui avait rendu visite et lui avait annoncé qu’ils pourraient faire du bon boulot ensemble et qu’il pourrait facilement intégrer son équipe à la centrale à hydrogène sur Seaty 3. Entre le robinet tri-oxygéné et le moteur à hydrogène, les mécanismes chimiques sont voisins. La molécule de dihydrogène (H2) n’existe quasiment pas à l’état naturel. Il faut, comme pour l’ozone, la synthétiser pour pouvoir ensuite l’utiliser. Ça se fait assez facilement. L’élément hydrogène en lui-même est partout. C’est tout simplement l’élément le plus présent dans tous l’univers. On peut donc créer la molécule de dihydrogène à partir de l’eau.

- C’est l’eau de mer en ce qui nous concerne. On obtient le dihydrogène par électrolyse bien sûr. Il faut donc consommer de l’énergie pour le produire. Mais grâce à notre système hydro-éolien, non seulement on n’est jamais à court d’énergie pour faire fonctionner les centrales mais en plus, c’est de l’énergie verte. On ne rejette que de la vapeur d’eau. On ne sort jamais du cycle vertueux. Avec 1kg d’eau, on produit 110 gr d’hydrogène. Contrairement aux énergies fossiles, c’est un carburant écologique, non polluant et inépuisable ! Avec 1 kg de pétrole, on produit 46 mégajoules d’énergie, tandis qu’avec 1 kg d’hydrogène, on en produit 123. Soit presque 3 fois plus que le pétrole!

Il était là le tournant énergétique du siècle et c’était sur les Seaties qu’on en faisait la démonstration, avec une longueur d’avance sur toutes les grosses compagnies aériennes.

- J’ai bien vu que les E-cars sont alimentés par des piles à combustible hydrogène… Je serai curieux de voir dans le détail comment vous avez fait. C’est vrai que c’est révolutionnaire…

- Exactement ! C’est le bon mot. Le système est encore coûteux. On travaille à réduire le coût en remplaçant le platine par le nickel. C’est une question de mois. Vous êtes le bienvenu !

L’enthousiasme de Rovel était contagieux et Robin commença à prendre la mesure du chantier avec le même entrain. Il avait travaillé sur plan pendant les jours de quarantaine et maintenant prenait conscience de la réalité du terrain. Sur les Hautes-formes, tout était bricolé avec soin par des ingénieurs compétents, soucieux du travail bien fait. C’était du bricolage de haut niveau. La livraison des premiers lots de boîtiers Corona pour les cuisines et les sanitaires des communs ne devraient pas tarder. Il s’occuperait de l’équipement des logements privatifs dans la foulée. Les centrales d’épuration étaient une autre affaire. Il fallait redessiner les modèles… C’était à sa portée. Travailler sous les éviers, parmi les canalisations, entre tuyaux d’alimentation et d’évacuation, lui était familier. En portant son oreille contre la tuyauterie, il pouvait entendre facilement certaines conversations. Il n’avait aucun goût pour l’espionnage mais par inadvertance, il avait été témoin auriculaire d’une étrange conversation qui lui avait mis une petite puce à l’oreille. « D’après nos pronostics, en accroissant le QI de 150 % en moyenne, la prochaine génération d’Arrangeurs devrait faire des miracles ». Il avait bien entendu distinctement cette phrase. Qui avait bien pu prononcer une telle prédiction ? Une plaisanterie sans doute. Ou bien il avait rêvé. Et il s’efforça de l’oublier.

Maintenant qu’il était libre d’aller et venir à sa guise et qu’il n’était astreint à aucun horaire de travail, il pouvait à loisir prendre un E-car et faire un tour en mer, dans les airs ou sous les flots. Il osa proposer à Kim de l’accompagner dans une de ses flâneries sous-marines. Elle répondit favorablement à son invitation et emboîtant le pas à son désir, elle lui proposa de profiter de la promenade pour passer une après-midi de farniente sur un de ces atolls sympathiques dont il espérait profiter en sa compagnie. Quelle perspective alléchante ! Robin était aux anges. Ils prirent donc ensemble le large. Ils déposèrent l’E-car en amont d’une plage de sable blond… Kim avait pris palmes et fusils de pêche. Il lui avait fallu moins d’un quart d’heure pour revenir avec une carpe appétissante. Ils firent un petit feu pour faire griller le poisson. Une légère brise adoucissait le soleil et leur caressait la peau. Robin flirtait discrètement et Kim semblait bien disposée à son égard. Les pieds nus dans le sable fin, ils se rapprochèrent insensiblement. Il sentait le moment très proche où il pourrait l’embrasser. Kim Wu-se était hongkongaise d’origine. Sa famille avait émigré à Taïwan pour éviter les désagréments de la rétrocession et la perte progressive et inéluctable des libertés. Elle était depuis profondément attachée à la défense des libertés. Son engagement dans le projet libertarien des Arrangeurs-sities n’était pas sans rapport.

- Tu sais, le modèle de société que nous créons est destiné à être reproduit et à terme il devrait inclure toute l’humanité…

- Tu n’as pas peur au contraire de participer à la création d’une citadelle idéale réservée plutôt à une élite ?

Kim eut un léger mouvement de recul comme si elle était tout d’un coup sur ses gardes. Robin regrettait intérieurement ce scepticisme inutile.

- Notre projet est aussi éducatif. Nous prévoyons d’accueillir un quota de jeunes migrants dont les familles qui sont forcées à l’exil n’ont pas les moyens d’assurer leur survie, et encore moins un enseignement. C’est l’envers social du projet libertarien…

- Les candidats ne vont pas manquer malheureusement…

- Il faudra nécessairement choisir. C’est inévitable. Nous avons mis au point des tests. Ceux qui obtiennent les résultats escomptés seront formés par les meilleurs d’entre nous.

- Vous ne craignez pas le surpeuplement ?

- Nous avons un plan de contrôle de la démographie. Quand la communauté atteindra son apogée, comme une ruche sur le point d’essaimer, elle se dédoublera.

- Et une nouvelle génération d’Arrangeurs pourra voir le jour…

- Exactement ! En améliorant les membres de la communauté, on améliorera le système dans son ensemble. Ne trouves-tu pas que cela en vaut la peine ?

- Si, si, si, bien sûr… C’est une manière comme une autre de s’arranger avec l’idée de liberté… et avec l’idée d’égalité…

- Hé, que veux-tu dire ? Il se peut qu’il n’y ait pas d’autres lieux au monde où la liberté soit plus grande! Nous nous ne pouvons pas réformer l’humanité entière pour le moment. Mais nous pouvons assurer ce havre de liberté à une petite partie d’entre elle. Il faut être patient.

- Je veux dire que la liberté absolue n’existe pas. Pas plus ici qu’ailleurs. On est contraint de trouver un consensus avec le principe d’égalité, une formule plus ou moins équilibrée d’égaliberté.

- Ici, tout le monde est logé à la même enseigne ! À mon échelle, j’assure l’ouverture quasi-complète du système d’exploitation informatique. Nous utilisons le moins possible de systèmes fermés. Tous les membres de la communauté travaillent avec des logiciels open source. Tous les ordinateurs tournent sous Linux. Les codes sources de nos machines sont tous à disposition. Il n’y a ni contrôle, ni exploitation des données des utilisateurs inscrits dans le système. Pas de filtrage, d’hameçonnage, d’espionnage. J’assure bien sûr une maintenance si nécessaire et des cours de formation réguliers à destination des jeunes Arrangeurs intéressés par le codage pour assurer l’autonomie progressive des utilisateurs. Nous avons notre propre forum de discussion. Et tous les membres de la communauté participent à ce principe d’échange des savoirs… N’est-ce pas un exemple concret de gain de liberté ? Liberté, bricole et partage ! Que veux-tu de plus ?

La conversation qu’il avait entendue la veille lui était revenue alors à l’esprit. Une petite gêne s’était installée entre eux. Et quand un appel en provenance de l’E-car retentit, Robin éprouva comme un soulagement. Panne d’ordi au labo pharmaceutique, Kim était sollicitée… Ils finirent de manger en silence leur poisson grillé et leur salade de kombus puis levèrent l’ancre.

Depuis quelques temps, la tuyauterie des Seaties avait des fuites, des fuites d’informations pour être plus précis. Robin ne pouvait plus s’empêcher d’écouter aux tuyaux. Il pressentait que quelque chose se tramait. Les tuyaux d’évacuation des eaux usées plus larges que ceux d’alimentation faisaient caisse de résonance, c’est donc en plaquant son oreille tout contre qu’il auscultait les battements du cœur des hautes-formes. Les conversations étaient non surveillées, garanties par l’éthique libertarienne de Kim, si bien que les Arrangeurs ne prenaient guère de précaution et parlaient librement sans craindre ni micro, ni vidéo. Personne ne se doutait que depuis quelques temps leurs conversations étaient sur écoute. Robin prélevait des phrases qui, mises bout à bout, faisaient froid dans le dos.

« Ruka a été fécondée mi-octobre, Xiao Yu en novembre ». « Six mois après l’insémination, les embryons se portent bien ». « En tout 15 mères porteuses en parfaite santé ». « Aucune anomalie génétique ». « Nous poursuivons le programme ». « Cinq nourrissons sous couveuse réagissent bien aux stimulations cérébrales » « Le petit Aniel fait preuve de dispositions physiques étonnantes pour un petit de trois ans ». « Il est parfaitement ambidextre ». « Ses tests de QI sont excellents ». « Ça ne devrait pas tarder ». « Nous avions convenu 500 K par spécimen ». « Ce sont les termes du contrat ». « Si vous ne respectez pas vos engagements nous traiterons avec New Delhi ».

Qu’est-ce qu’on fabriquait ici ? C’était évident qu’il y avait de la magouille. Il en mettrait sa main à couper. Mais de quoi s’agissait-il exactement ? Quel genre de commerce douteux ? Les canalisations traversaient le centre de recherche médicale. Il comprenait un cabinet de consultation, une salle d’opération, une maternité. À l’étage inférieur, il y avait les labos de recherches : un labo pharmaceutique couplé à un labo de génétique et biologie cellulaire. Ils prétendaient travailler sur un programme de pharmacopée sous-marine mais en réalité Robin les soupçonnait de mettre au point une supercherie transhumaniste ! Quel rôle jouait Kim dans tout cela ? Il devait lui parler. Robin, ni une ni deux, s’élança. Il lui fallait en avoir le cœur net. Il prétexterait qu’il devait vérifier un boîtier à ozone. Il était déterminé à tirer l’affaire au clair. Il prit une boite à outils et emprunta les escaliers de service. Il tomba nez à nez avec Kim, en compagnie d’un des médecins chercheurs du bord. Il reconnut un des musiciens qui s’était illustré lors de la jam session d’intronisation.

- Ah, Robin. Je te présente Yi-se, alias Docteur Tang. C’est un Arrangeur de la première heure. Il a fait partie de l’équipe qui a installé le complexe médical. Tu l’as vu improviser aux percu un be-bop tonitruant.

- Oui… oui… je me... souviens… bonjour doc. Je voulais juste… te… tester mon système d’ozonation… dans les labos du service…

- Ah. Aujourd’hui, non, je crains que ce ne soit possible. Il y a des manips en cours. On ne vous attendait pas de si tôt. Mais… bien sûr… Ingénieux et efficace, votre procédé. On va arranger ça… Il faut simplement consulter le planning…

- Ok, doc. On remet à plus tard.

Robin fait un signe de la main pour s’éclipser. Hors de question pour lui de participer à un programme de manipulation génétique… ou pire de commerce clandestin d’être humain. Il fallait qu’il file d’ici. Faire ses bagages et quitter ce navire nauséabond avant qu’il ne soit associé malgré lui à ses activités criminelles. Il réfléchissait vite et prit une ferme décision au bord de la panique : décamper le soir même à la faveur de la nuit. Dès l’aube, Robin serait à l’aéroport d’Okinawa. Et prendrait le premier vol pour Taipei.

Au matin, on prévint Kim qu’il manquait un aéronef. Elle eut un vilain pressentiment et courut à l’appartement de Robin. Un mot lui était destiné. « Kim. J’aurais aimé mieux te connaître mais je ne pourrai pas m’arranger avec la philosophie des Libertariens. Je ne peux pas vénérer le dieu Bricole s’il manipule aussi le code génétique. Sous le rêve de la bidouille, il y a le cauchemar de la magouille. Sois prudente. Amitiés. R. ». Rovel l’appela au même instant. L’E-car manquant n’avait pas eu le temps de charger ses batteries. Il n’avait certainement pas pu gagner les côtes japonaises dans ces conditions. Robin avait coupé toute communication. Impossible de repérer son E-car. Les probabilités de le retrouver étaient minimes. Il avait dû se perdre en mer. Elle était triste. Robin aurait pu faire un bon compagnon. C’était déjà la deuxième recrue cette année qu’ils perdaient… La méthode de recrutement laissait à désirer. Il faudrait arranger ça.

Fin.


1 – Adaptez cette nouvelle en BD, à raison de 5 planches par chapitres.

2 – Soyez libre de changer le nom, le sexe des personnages.

3 – Traduisez enfin en chinois la version graphique.





Cours n°9 Nouvelle SF à adapter (partie 3)

 

Ennouvellement SF

Troisième partie

Petits arrangements entre Libertariens

Les hautes-formes, structures vaguement inspirées de Portzamparc, se présentaient comme des plates-formes superposées les unes sur les autres, surmontées d’un toit terrasse végétal très large où alternaient cultures et jardins suspendus. On pouvait effectivement penser à ces chapeaux qui coiffaient les gens de la haute société au siècle de Victor Hugo. Robin se disait qu’il y avait là une bonne opportunité et que ce chantier pouvait le mettre à l’abri du besoin pour des années.

Mais il se demandait aussi qui pouvaient bien financer une telle organisation. Les dépenses pour rendre viables de telles structures étaient colossales. Ce ne pouvait être les ingénieurs eux-mêmes. Il eût fallu que chacun d’eux soit millionnaire, et encore, serait-ce seulement suffisant ? Ça devait se chiffrer en milliards. Pour l’instant, seuls les ingénieurs qui assuraient la maintenance semblaient vivre dans de telles structures mais qui d’autre pourrait se permettre d’y vivre ? Robin n’allait pas tarder à avoir des éléments de réponses aux multiples questions qui naissaient au contact de cette expérience saugrenue.

Kim lui présenta, par écrans interposés, certains Libertariens avec lesquels il serait susceptible de collaborer. Ces premières communications prirent assez vite l’allure de réunion de travail. Ils convinrent assez rapidement que Robin commencerait à équiper les centres d’épuration, les cuisines collectives et les sanitaires des parties communes, avant de s’occuper des espaces privés. Et bien sûr très vite, on aborda la question des coûts d’un tel équipement et de la rémunération. Robin ne pouvait établir qu’un devis approximatif. Il faudrait attendre une visite des différents sites pour entrer dans des estimations plus précises. Il y aurait sûrement des ajustements et évidemment le sur-mesure coûterait plus cher. Mais ces estimations ne semblaient émouvoir personne et l’argent ne semblait pas un problème. Robin brûlait de leur demander quelles étaient les sources de financement des seaties… Une petite dispute éclata qui lui dispensa de poser ouvertement la question.

- Si on ne se résout pas à mettre en location un lot conséquent d’appartements, on ne parviendra jamais à honorer tous nos engagements ni à faire face à tous nos frais sur le long terme…

C’était Rovel, un ingénieur chimiste tchèque, spécialiste d’hydrogène, qui s’était exprimé ainsi.

- Nous n’avons pas besoin de sacrifier une part de notre espace vital qu’on pourrait consacrer à l’accueil de familles en détresse. Les contrats avec SeaJee-tech et Fut-fut Cie nous permettront de couvrir en grande partie nos besoins et de faire tourner la boutique.

Heimerich animait les ateliers de fonderie sur Seaty 2. Ce serait un interlocuteur certainement important pour Robin.

- Le parc locatif nous permettrait d’avoir un revenu stable, une sorte de rente et éviterait d’avoir toujours à perdre notre temps dans la recherche de financements incertains… Si nous ne parvenons pas à montrer des résultats probants d’ici deux ans, on perdra les contrats, nos revenus et adieu l’entreprise philanthropique...

- On sera en mesure de montrer sous peu des résultats positifs… Pas de succès, pas d’Arrangeurs’seaties. Sinon qu’est-ce qui justifie notre existence ? Il n’y a pas d’autres stabilité possible que le respect des dogmes libertariens. Si la Nasa honore sa promesse de contrat, nous serons tranquille pour dix ans.

- Rien n’est moins sûr. Et en se vendant à l’État Américain, on va perdre notre indépendance et notre âme.

- On ne va pas se vendre ! On peut être et libertariens et réalistes !

Le ton commençait à monter… Kim intervint en rappelant qu’on ne résoudrait pas la question ainsi, qu’il faudrait soumettre le problème au vote et prendre une décision collective. Elle expliqua alors à Robin ce qu’il en retournait… Les sources de financements étaient multiples. Tout était une question de proportion. Les différents montages financiers s’ouvraient sur des perspectives de développements complètement opposées. Il y avait les partisans de cités d’élites off shore : des riches viendraient occuper une partie des habitations et pourraient assurer la viabilité des autres activités de la communauté. C’était la position de Rovel. D’autres optaient pour la prestation de services : revendre à des entreprises une partie du savoir-faire et des produits de notre ingénierie. C’était le cas pour la commercialisation des E-car. La concurrence serait rude mais c’était de loin la perspective la plus intéressante. Il y avait une troisième voie.

- On peut aussi participer à des programmes d’innovations et d’expérimentation de grande envergure soutenus par des programmes d’État aux financements quasi illimités, comme cette promesse de contrat avec la Nasa. Évidemment, la présence de l’État américain inquiète les Libertariens. C’est potentiellement contraire au dogme. Et la majorité d’entre nous ne veut pas en entendre parler. Dans les faits, pour le moment, tout est bon à prendre, il faut composer avec ce qu’on a.

- Mais qu’est-ce que la Nasa vient faire là ?

- C’est simple. Notre communauté est un modèle de développement. Nous sommes un futur possible de l’humanité. Notre organisation est reproductible. Sur mer. Sur terre. Mais aussi dans l’espace !

« Ils sont complètement siphonnés », se dit Robin pour lui-même.

Kim lui proposa de prendre un E-car pour une petite initiation et de faire un tour des différentes seaties. Ce n’est pas sans appréhension que Robin s’engouffra dans la cabine de pilotage. Le visage serein de Kim l’attendait déjà. Le ciel était dégagé. Pas de nuage menaçant à l’horizon. Ni de coup de vent intempestif… Il était en partie rassuré. Les rotors se mirent en marche. E-car commença à s’élever légèrement. Robin avait les mains sur les commandes. Kim se chargeait pour le moment de programmer la hauteur de vol. Il n’avait qu’à assurer le déplacement horizontal. Translation, rotation : simplissime. Il se dirigea vers la sortie. L’E-car fit un léger mouvement d’affaissement en franchissant la porte de sortie de la haute-forme, mouvement presque instantanément compensé. Il était à vingt mètres au-dessus de la surface de l’eau. Il parcourut sans difficulté une centaine de mètres, se stabilisa et fit faire à l’E-car un tour de 360 degrés sur lui-même. Il ne put réprimer un rire enfantin. Il opéra un deuxième tour plus lentement. Le spectacle était magnifique. Les cinq seaties étaient parfaitement visibles. Chaque haute-forme avait une silhouette différente. Elles étaient toutes surmontées de plateaux agricoles mais l’une semblait entourer un lagon et faisait une demi-lune. Une autre était plutôt pyramidale. Une troisième formait plutôt une arche. On voyait bien que ces cités flottantes n’étaient pas toutes achevées mais leur dessin était déjà largement abouti. D’après Kim, leurs formes étaient aussi déterminées par le sol marin sur lequel elles reposaient. Elle convint avec Robin qu’elle l’accompagnerait la première demi-heure pour s’assurer qu’il maîtrisait toutes les commandes et, passé ce laps de temps, qu’elle vaquerait ensuite à ses occupations. Il se balada ainsi d’une Seatie à l’autre. Il lui suffirait de l’appeler et elle l’assisterait pour le retour au bercail. Ils répétèrent plusieurs jours de suite l’opération. Robin maîtrisait bien l’engin volant désormais. Il était extrêmement maniable et ne requerait en effet pas de compétences particulières. Kim lui avait indiqué plusieurs atolls accessibles à moins d’une heure de vol et il se promettait d’aller se détendre sur l’une d’elle le lendemain. Enfin, il était libre d’aller où il voulait s’il respectait l’isolement prescrit par la quarantaine.

Celle-ci touchait bientôt à sa fin et il pourrait alors se mettre vraiment au travail. Il étudiait les plans des systèmes de canalisation qu’on lui avait soumis. Il n’y avait aucune uniformité. C’était assez complexe car plusieurs ingénieurs avaient pensé le système en fonction de leur priorité. C’était du bricolage de grande ampleur et il n’osait encore imaginer ce que ça donnerait sur le terrain. Ce bricolage était bien plus qu’un simple pis-aller pratique, c’était au contraire un principe et un mot-d’ordre, inhérent à la philosophie libertarienne développée par les Arrangeurs. C’était une manière de transformer un vilain défaut en rituel enthousiasmant.

Kim lui avait annoncé une petite fête pour célébrer la fin de la quarantaine. Robin se dirigeait vers un atoll situé à 10 km au nord-est des Seaties. C’était le troisième de ces morceaux de terre paradisiaque qu’il visitait. Inhabitable car battu par les vents et couvert régulièrement par les eaux. Par beau temps, les atolls constituaient des escales de sables blonds où passer une après-midi, pique-niquer, se baigner nu. Barboter seul ou à deux. Robin s’imaginait inviter Kim à l’une de ces excursions. Il se promit dès qu’il le pourrait de le faire. Il en était là de ses phantasmes quand il vit une embarcation située à quelques centaines de mètres. Il se demanda si elle n’appartenait pas à la communauté et s’approcha avec insouciance pour s’en assurer. L’embarcation ressemblait plutôt à un navire de pêche. Un marin lui fit un signe qu’il ne sut pas interpréter. Il était à moins de 50 mètres quand il entendit une détonation. Puis une deuxième. On lui tirait dessus. L’E-car était touché. Le moniteur grésillait, il perdait le contrôle du véhicule. Il chutait. L’E-car percuta la surface de l’eau. Catastrophe ! Le cockpit était encore étanche par chance. Il fallait prévenir. Envoyer un message de détresse. Mais Robin paniqué voyait le navire faire route agressivement dans sa direction. Kim ne répondait pas… Il avait enclenché la procédure d’urgence en tirant sur le levier de détresse mais celui-ci avait-il fonctionné ? Trop tard, le navire l’abordait. Il était capturé. Mais par qui ?

On le mettait en joue. Ce n’était pas des gardes de côtes. Ce n’était pas des militaires d’un corps de la Marine japonaise. Ce n’était pas non plus des enfants de cœur. Ils avaient des têtes de Yakuza en colère. Ils tirèrent une nouvelle fois dans l’eau, juste à deux doigts du cockpit et lui répétèrent le signe de monter à bord. Il n’y avait pas moyen de discuter… Une échelle de cordes était à sa portée. Il était sur le point de grimper. C’était la fin de son aventure auprès des Arrangeurs… D’autres tirs provenant du navire éclatèrent. Ce n’était pas sur lui qu’on tirait cette fois. Il vit un des marins patibulaires brandir un harpon et le jeter violemment dans l’eau… On ne se préoccupait plus de lui. Robin ne comprenait plus rien… jusqu’à ce qu’il vit un E-car jaillir de l’eau et ricocher sur la coque à tribord du navire. Puis un deuxième qui le percuta violemment à babord, ce qui eut pour effet de déséquilibrer un marin qui tomba à l’eau… Sortirent des flots une demi-douzaine d’E-cars qui harcelèrent ainsi le navire agresseur. Un autre faisait surface juste devant lui. Kim était à bord. Elle lui fit signe que tout allait bien. Un bras mobile trancha les liens qui maintenaient son E-car prisonnier et elle s’apprêta à le remorquer grâce à ce même bras mobile qui l’attrapait par l’avant… Ils s’éloignèrent ainsi de la zone de combat. L’écran était HS. De retour dans son appartement, au siège des Arrangeurs, elle lui expliqua ce qui s’était passé. Des braconniers japonais qui chassaient principalement la baleine, opéraient dans la région. Ils avaient régulièrement des altercations pour éloigner ces pirates… On appelaient les autorités maritimes japonaises pour qu’elles interviennent mais celles-ci faisaient la sourde oreille. Les Arrangeurs les avaient repérés sur leur radar. C’était la première fois qu’ils se montraient aussi agressifs. Il faudrait à l’avenir être plus prudent.

Le soir même, un médecin du bord lui fit passer test PCR, test de sérologie, test salivaire. La quarantaine était enfin terminée. Une petite fête pour célébrer sa délivrance était organisée. Kim lui expliqua que, en réalité, tous les prétexte étaient bons pour se réunir et faire le bœuf. Dans les Communs était improvisée une salle de concert. On y servait une bière de fabrication artisanale qui avait un arrière goût de crabe. On s’y faisait. Comme beaucoup de choses, c’était une question d’habitude. Il y avait plusieurs musiciens parmi eux. Kim participait elle-même à la jam-session. Elle était guitariste, bassiste, adepte du free-jazz et parfois, elle se laissait même aller à chanter. C’était une surprise.

Robin comptait sur ses doigts :

- Libriste, libertarien, libéral, libertaire, maintenant free jazz… et pourquoi pas libertin ? Entre free software et freejazz, j’avoue que je suis perdu. Le concept de liberté est partout. Vous faites comment pour vous y retrouver ?

- Ah ah, pas facile en effet… Je te l’accorde. « Libre » veut dire à la fois tout et son contraire, mais quand je dis que je suis suis libriste et libertarienne et que je fais du freestyle tous les vendredis, je suis en accord avec moi-même. Je vais t’expliquer.

- Merci d’éclairer ma petite lanterne de pauvre robinetier ingénu...

- Reprenons depuis le début. Je suis libriste à la base. C’est-à-dire qu’en tant qu’informaticienne, j’adhère au mouvement du logiciel libre, conformément aux principes de Richard Stallman. Tu vois de quoi il s’agit ?

- Oui. Enfin vaguement.

- Je te rafraîchis la mémoire. Au siècle dernier, à la fin des années 70, Stallman, étudiant au MIT, s’est aperçu que le code source de son imprimante n’était pas accessible et qu’il ne pouvait pas modifier l’imprimante comme il le voulait. Il a donc décidé de protester contre le principe de propriété qui commençait à toucher le monde de l’informatique. Et depuis lors il a milité pour défendre nos droits et mettre au point des logiciels libres. Pour lui, un logiciel doit pouvoir être exécuté ; son contenu - c’est à dire son code source - doit pouvoir être étudié ; on doit pouvoir le redistribuer ; on doit enfin redistribuer ses modifications et tout cela librement. Ce sont les 4 principes du mouvement libriste. Microsoft et Apple ont verrouillé progressivement tous leurs logiciels, s’assurant le monopole des produits informatiques. C’est de ce rejet de l’hégémonie capitaliste qu’est né le mouvement des hackers.

Robin ne put s’empêcher d’ironiser gentiment.

- Quelle chance ! J’ai été sauvé des filets de pirates japonais grâce à l’intervention d’un hackeur. C’est le comble, non ?

- Non. Contrairement à l’acception communément admise, hackeur ne veut pas dire « pirate »… littéralement, cela veut plutôt dire « bidouilleur ». C’est le fait de ne pas se contenter de programmes tout faits qu’on nous vend sans droit de regard... ne pas prendre pour argent comptant tout ce qu’on nous dit… ne pas se laisser dépouiller par des firmes sans scrupules qui cherchent à faire du profit sur notre crédulité… chercher à savoir par soi-même et partager ensuite ce savoir… ne pas se laisser berner non plus par des multinationales arrogantes et sans scrupules...

- … ne pas suivre non plus comme des moutons de Panurge les désirs faussement bienveillants d’une bureaucratie d’État insensible, capricieuse et ignorante… surenchérit Rovel.

- hacker c’est « bricoler »… C’est un point autour duquel tout le monde se retrouve ici… On est à peu près tous d’accord, malgré nos incessantes disputes, pour dire que c’est la base de la science et de l’expérimentation. On ne se contente pas des vérités transmises. On teste toutes les limites. On remet en cause les savoirs acquis et on cherche à inventer notre quotidien, ni plus ni moins.

- C’est aussi pour ça qu’il est difficile pour nous de trouver une feuille de route commune à respecter… car demain reste à inventer et, par définition, il n’est pas lisible dans le présent…

C’était Heimerich qui avait pris la parole cette fois. Il avait dans les mains une clarinette faite avec des tubes de PVC, branchée à un ampli. Le mec qui parlait savait de tout évidence ce que signifiait le mot bricolage. Il reprit :

- L’invention du quotidien est le dogme des arrangeurs libertariens. La physis elle-même est un long, immense et déraisonné bricolage perpétuel, qu’on la prenne sous l’angle de Darwin, d’Edison, de Planck, de Wittgenstein ou de Lévi-Strauss. En biologie, en physique, en philosophie des sciences ou en anthropologie, tout vient de là. S’il doit y avoir un Dieu, c’est celui-là, le Dieu Bricole !

- Hackeur, libriste et libertarien, c’est pareil alors ?

- Pas du tout.

- Rien à voir.

- Disons que les intérêts des uns peuvent converger vers les préoccupations des autres… tu saisis ?

- Tout le monde ici n’est pas libriste. Même si tout le monde touche un peu sa bille en informatique. Tout le monde en revanche doit accepter les principes libertariens. Chaque membre de la communauté dispose d’un droit de propriété et d’un espace correspondant plus ou moins à un appartement dont il est l’unique propriétaire. Il est libre d’en faire ce qu’il veut. De le vendre même, si le projet Arrangers’sities ne lui convient plus. Cette propriété est inaliénable. Mais ce droit de propriété est compensé par l’existence des Communs, ces biens qui n’appartiennent à personne - en théorie au moins. L’eau, l’air, le soleil, l’exploitation énergétique qu’on en retire, les espaces publics où l’on vit en communauté, ou encore... les logiciels libres. Évidemment il y a des organismes prédateurs qui privatisent tout. Même l’air peut-être privatisé. Il faut donc contrôler ce mouvement de privatisation pour garantir l’existence des Communs tout en protégeant le droit à la propriété. Difficile équilibre.

- C’est là qu’il y a discorde bien sûr. La communauté regroupe, sur cette même base, des libertariens dits de droite ou bien des libertariens dits de gauche…

- Pour éviter que la discorde ne l’emporte, on respecte un rapport de proportion. Propriété et communs sont des biens dont les limites sont définies à l’avance. Le produit issu de la propriété reste à disposition du propriétaire. Il est libre de capitaliser s’il le souhaite. Les produits issus des communs restent des biens communs. Ils ne peuvent être possédés que par l’ensemble de la communauté ou vendus à condition que les bénéfices reviennent à la communauté.

- Le bricolage, c’est l’équilibre.

- Libriste et équilibriste alors.

- Voilà, tu y es presque….

- Pour appartenir à la communauté des Libertariens, il ne faut pas seulement se contenter de maîtriser une discipline de l’ingénierie. Il faut aussi se distinguer dans une discipline artistique. Nous sommes convaincus que pour servir le dogme de « l’inventivité du quotidien » et passer de la théorie à la pratique, il faut réconcilier les sciences et les arts. Nous sommes tous ici à cheval entre plusieurs disciplines.

- En ce qui me concerne, j’ai été recruté parce que j’étais informaticienne mais aussi guitariste.

- Moi, je suis peintre et métallurgiste...

- Je suis aussi musicien et spécialiste de la mécanique des fluides.

- Je crois que je commence à comprendre les enjeux des Seaties.

- Tant mieux car c’est le moment de vous soumettre une demande. Maintenant que nous n’avons plus de secret pour vous, voudriez-vous faire partie de la communauté des Arrangeurs ?

- Heu... c’est-à-dire que... je suis ingénieur certes mais je n’ai pas les compétences… artistiques requises… je..

- Au contraire, nous avons fait appel à vous précisément parce que vous disposez des compétences requises. Sans le « Griffo de Brancusi », nous ne vous aurions jamais contacté. Vous êtes ingénieur, designer, sculpteur. Vous avez exactement le profil qui nous convient !

- Mais je…

- Nous avons besoin de vous, M. Délaube.

- Prenez votre temps… Vous n’êtes pas obligé de répondre sur le champ... Nous avons encore plusieurs semaines pour faire connaissance...

à suivre









Cours n°8 nouvelle SF à adapter (partie 2)

 


Deuxième partie

Arranger’Seaties

À Okinawa, Robin était attendu. Un chauffeur japonais tenait sobrement une pancarte à son nom. Robin se présenta à lui. Celui-ci prit ses bagages et les jeta à l’arrière d’une sorte de pick-up de poche. Les Japonais avaient le sens du petit format. À l’évidence, il ne parlait ni anglais ni chinois. Vingt minutes pour sortir de l’agglomération. Puis vingt minutes de plus à travers la campagne sans un mot. Arrivée dans une petite propriété, une clairière où un véhicule étrange l’attendait. Surprenant. C’était la première fois qu’il voyait une voiture volante. Une sorte de cabine biplace, élégamment profilée, surmontée de quatre rotors. Un petit coffre pouvant contenir facilement ses bagages était situé sous les sièges. « Maximun 200 kg de bagages », était-il signalé. Pas mal. Il n’y avait rien ni personne d’autre que cet engin posé sur une petite zone bitumée. Son chauffeur le gratifia d’un sourire complice qui ne parvint pas à le rassurer. Il lui fit signe de prendre place après avoir refermé le coffre. De toute évidence, il n’avait nullement l’intention de l’accompagner. Mais alors qui allait piloter ? Une sueur froide lui traversa l’échine, quand une silhouette charmante apparut à l’écran.

- Bienvenu à bord d’E-car, Monsieur Délaube. E-car est la première voiture électrique volante à hydrogène. Elle a une autonomie de 200 km et peut transporter près d’une demi-tonne en plus de ses passagers. Elle vous conduira jusqu’à notre haute-forme offshore Seaty One où une partie de notre communauté a établi ses appartements. Compte tenu de la situation atmosphérique, le vol est estimé à une quarantaine de minutes. C’est la durée nécessaire pour parcourir les 140 km qui vous séparent de notre haute-forme. Cela nous laissera le temps de vous expliquer le protocole d’accueil et de faire plus ample connaissance.

L’image d’Icare se brûlant les ailes à proximité du soleil traversa furtivement l’esprit de Robin.

- Heu, bonjour, enchanté, mais… qui va piloter cet engin ? s’exclama-t-il d’un ton mal assuré, alors que les rotors commençaient à se mettre en branle…

- N’ayez crainte. Je me présente. Mlle Kim Wu-si. Je fais partie de la cohorte d’informaticiens qui travaillent à bord des seaties. J’ai moi-même programmé cet E-car pour faire ce trajet. Nous assurons plusieurs aller-retours hebdomadaires. C’est une technologie parfaitement éprouvée. En cas de problème, nous pouvons instantanément reprendre le contrôle d’E-car et le piloter à distance.

- E-car ? j’espère que ce n’est pas un nom prémonitoire…

- Pardon ?

- Heu, je disais que je préfère ce moniteur aux tableaux de bord des hélicoptères traditionnels. Design simple et élégant. Je savais qu’Airbus et Uber air travaillaient sur ce type de véhicule volant mais je n’avais encore jamais eu l’opportunité de grimper à bord.

- Nos prototypes dépassent largement les capacités de ce que proposent ces multinationales prétentieuses... Nous avons constitué une flotte comprenant plusieurs modèles, en fonction de l’usage qui nous intéresse, pour assurer la liaison et le transport du matériel entre les différentes hautes-formes. Nous serons en mesure de passer à la phase de commercialisation bientôt… Mais laissez-moi vous présenter notre communauté…

- A…vec plai… sir… je… suis… pas sûr de bien comprendre... ce que vous entendez... par communauté libertarienne…

L’estomac de Robin se nouait et les battements de son cœur s’accéléraient à mesure qu’E-car prenait de l’altitude. Pour conjurer l’appréhension et la nausée naissante, il essayait de se concentrer sur le discours de la séduisante informaticienne.

- C’est simple. Notre communauté respecte deux principes élémentaires. Un principe de propriété individuelle inaliénable : chaque membre de la communauté est entièrement libre de disposer de sa personne. Et un principe de non-agression : la liberté d’un membre de la communauté ne doit jamais contrevenir à celle des autres. Faute de quoi, il y a exclusion. C’est la seule garantie d’établir une communauté d’égaux.

- Ça a l’air simple en théorie. Mais une communauté d’egos, ça peut vite mal tourner, non ?

- En pratique, nous avons régulièrement à traiter de conflits en tout genre alors nous nous réunissons en conseil pour débattre, trouver un consensus et délibérer. En fait tout le monde est conscient que le bien-être de la communauté passe par la satisfaction de chacun de ses membres. Je n’étais pas complètement convaincue quand j’ai intégré au début la communauté libertarienne des Arrangeurs. Mais après deux ans en leur compagnie, on peut dire que ça marche plutôt bien...

- Je suis curieux de voir ça.

- Vous en aurez l’occasion. Pendant la quarantaine, vous n’aurez de contact avec personne mais vous pourrez assister aux réunions et converser avec tout le monde sans problème. Et même faire une visite dirigée en E-car des différents sites sur lesquels vous aurez à opérer.

- Ah ? Vous êtes nombreux à bord de… votre…

- Arranger’seaties est une communauté composée pour le moment d’une centaine de familles réparties sur cinq hautes-formes. Ce sont d’anciennes plateformes pétrolières qui ont été complètement transformées. Désaffectées puis sédentarisées, elles ont été considérablement améliorées pour en faire des structures de vie à vocation durable. Les places bien sûr sont limitées. Il y a un numerus clausus à respecter. Mais on devrait pouvoir à terme doubler la population de chaque seaty. Pour le moment ces familles vivent, pour la majorité d’entre elles, sur Seaty 1, c’est la haute-forme centrale. Les autres sont des satellites et sont assez éloignés pour des raisons de sécurité.

- De sécurité ? Quels dangers vous menacent ?

- Chaque haute-forme produit sa propre énergie principalement grâce à un système d’éoliennes et d’hydroliennes intégrées, dispose d’un petit centre d’épuration et peut fonctionner en relative autonomie. Mais chacune a sa spécificité. Logement, cabinet bio-médical, centre informatique sont sur Seaty 1. Centre de maintenance mécanique, fonderie et métallurgie, sur Seaty 2. Centrale à hydrogène sur Seaty 3. Centre d’agronomie océanique, exploration des fonds marins et recherche en bio-développement sur Seaty 4. Parc marin et pisciculture sur Seaty 5. Nous travaillons avec des énergies propres que nous produisons nous-mêmes mais nous ne sommes pas à l’abri d’accidents. Pour éviter une catastrophe globale, pour isoler et secourir un site en péril, les plateformes sont éloignées d’un kilomètre les unes des autres.

- Impressionnant… J’ai hâte de voir… Oooh… Oooh… Oooh…

L’E-car commençait sérieusement à faire de curieuses embardées. Une série de rafales semblaient balayer le petit véhicule volant comme une vulgaire feuille morte… Robin prit alors conscience qu’il était en pleine mer, que la côte n’était plus visible… La mer à quelques dizaines de mètres sous lui était sombre et inquiétante. Les creux des vagues s’étaient amplifiés. Il voyait distinctement la crête écumeuse de ces montagnes mouvantes et colériques. Sa vie était entre les mains d’une technologie tâtonnante. Une petite défaillance, un mauvais calcul, un caprice de la nature pouvait instantanément mettre un terme à son existence. Une formation de nuages noirs obscurcissait maintenant le ciel. Des éclairs qui lui semblaient anormalement proches zébrèrent l’horizon… Il n’eut pas le temps de compter deux secondes que plusieurs coups de tonnerre assourdissant leur succédèrent… Il ne put réprimer un cri. Une profonde angoisse le submergeait.

- Vous sortez de la zone maritime sous contrôle des autorités japonaises… et entrez en zone internationale. La mer est particulièrement agitée aujourd’hui… Il se peut que vous ressentiez quelques turbulences…

- Oooh… C’est une tempête vous voulez dire… Je crois que je ne vais pas... me sentir bien…

- Vous ne craignez absolument rien ! L’E-car est un véhicule amphibie extrêmement résistant. Il peut plonger à 60 pieds sous le niveau de la mer… Vous serez d’ailleurs certainement plus tranquille sous l’eau...

- Je ne suis pas… sûr de… je crois que… j’ai le mal de mer… Je vais…

- Permettez que je prenne les commandes...

- Ce n’est peut-être... pas une bonne…

L’E-car plongea subitement.

- … idée...

Les mâchoires crispées, l’estomac contracté… Robin avait la sensation qu’il allait s’écraser contre une vague gigantesque avant de disparaître en miettes dans cette masse liquide déchaînée. Son esprit se demandait confusément qui il avait pu contrarier pour subir une si vilaine punition.

- Vous serez à bord dans moins de dix minutes maintenant.

Sous l’eau, l’E-car naviguait avec souplesse. Robin distinguait une lueur qui s’intensifiait. Ses yeux fascinés ne pouvaient se détacher d’elle. L’angoissante obscurité des abysses semblait vouloir l’engloutir d’une minute à l’autre. Mais ce n’était pas le moment de contempler son âme.

- Nous accéderons au site par voie sous-marine. Nous vous ferons la visite dès que l’horizon sera dégagé.

Ils étaient à l’approche d’une longue colonne lumineuse qui ressemblait à une sorte de gratte-ciel retourné. À mesure qu’ils approchaient, Robin pouvait distinguer le fond marin ou d’autres véhicules s’affairaient.

- Bienvenu à Seaty One, siège des Arrangeurs. Un androïde va vous conduire jusqu’à vos appartements. Un repas chaud vous y attend. Mettez-vous à l’aise… Je reprendrai contact aussitôt après, via votre ordinateur de bord. Vous n’aurez qu’à autoriser la communication. Vous ne pourrez en revanche nous rencontrer physiquement qu’une fois la quarantaine effectuée. À tout à l’heure.

La cabine s’ouvrit sur une salle fortement éclairée. « Bienvenu à bord, Monsieur Robin Délaube » Une mécanique rudimentaire à la silhouette vaguement humaine lui adressa un semblant de salutation, lui proposa de porter ses bagages et de le suivre.

Un bento effectivement l’attendait. Ils étaient repassés au-dessus du niveau de la mer. L’appartement surplombait les vagues d’une bonne vingtaine de mètres. Une baie vitrée laissait voir l’intempérie. Il ne ressentait aucune houle, ce qui laissait entendre que l’infrastructure était parfaitement stable et solidement arrimée à un point fixe sous l’eau… Robin se sentait maintenant plus en sécurité.

L’appartement était un studio d’une trentaine de mètres carrés, doté d’une kitchenette et d’une petite salle de bain. Le séjour était sobrement installé. 20 mètres carrés à vue de nez. Quel luxe. Il était simplement dominé par une bibliothèque où trônaient déjà quelques ouvrages maintenus par un cordon de sécurité. Parmi eux, une brochure sur le projet Arranger Seaty. Il avait déjà lu en grande partie la version numérique de ce projet de développement de base permanente dans les zones maritimes internationales pour lutter contre l’augmentation du niveau de la mer et le déplacement consécutif de populations en détresse. Arranger Seaty était une première tentative de réalisation de ces cités de mer qui étaient vouées à se multiplier à l’avenir pour le meilleur et pour le pire de l’humanité. L’essentiel était donc pour Robin de voir en pratique ce que cela donnait… Et c’était aussi en partie ce qui motivait sa présence à bord de cette démentielle entreprise mystérieusement libertarienne. Un bureau intégré à la bibliothèque comportait un boîtier informatique et un écran. Un appel s’afficha. On sollicitait une communication.

Le visage de Kim souriant apparut à nouveau.

- J’espère que cette première approche ne vous a pas trop perturbé.

- Je ne vous cache pas que j’étais sur le point de rentrer à la nage...

- Ah ah ! C’est toujours possible si vous êtes endurant. L’atoll le plus proche est à moins de 20 km. Vous pourrez d’ailleurs y faire un tour en E-car si une envie de sable fin et de cocotiers vous prend. Nous vous mettrons dès demain un véhicule à disposition et je vous donnerai à distance vos premières leçons de pilotage.

- Heu, je ne suis pas sûr d’avoir un brevet de pilote…

- C’est un jeu d’enfant. Le pilotage manuel d’un E-car est en grande partie assisté. C’est bien plus simple qu’une voiture et ici, la circulation est moins dense. Vous pourrez également visiter les 5 seaties à votre guise. Elles ont toutes leur propre spécificité et leur propre architecture et vous pourrez d’ailleurs dès demain vous mettre au travail...

- J’allais y venir. En quoi un modeste robinetier pourrait vous être utile ?

- Vous avez bien plus de qualités que vous ne pouvez l’imaginer, M. Délaube.

- Ah ? Je suis ravi de l’apprendre.

- Nous en reparlerons. Mais travaillons par étape pour commencer. Nous avons besoin d’installer votre procédé d’ozonation sur toute notre robinetterie partout où cela est possible. Dans nos appartements, nos salles de bain, nos ateliers, nos cuisines collectives, les centres d’épuration. Partout.

- Entendu mais vous avez conscience que cela demande un équipement considérable et que c’est un travail énorme... Pour un seul homme, cela me paraît impo…

- Vous ne serez pas seul. D’autres ingénieurs vous aideront. Certains ont des qualifications proches des vôtres et assure le bon fonctionnement de la plomberie. D’autres sont spécialisés en chimie moléculaire et pourront vous aider à leur niveau. Nous ne travaillons jamais seuls et sommes tous amenés à bricoler pour la communauté. Ici les ingénieurs sont ouvriers et vis-versa. Notre éthique nous impose d’avoir plusieurs casquettes.

- Casquettes ? Hauts-de-forme vous voulez dire ?

- Ah ah, si vous voulez...

- Quelles sont donc les vôtres ?

- Oui, j’aurais peut-être dû commencer par là. Je fais partie de l’équipe des informaticiens. Mon travail consiste à assurer le bon fonctionnement du parc informatique des différentes hautes-formes… Je suis responsable de la tuyauterie électronique si vous voulez.

- Vous travaillez ici depuis longtemps ?

- J’ai été recrutée il y a deux ans pour participer au projet Arranger’Seaty. En tant que libriste je n’ai pas eu trop de mal à adhérer aux principes libertariens de la communauté. Il y a une logique convergente… Je viens du monde du logiciel libre et respecte les principes défendus par Richard Stallman. Il n’y a qu’un pas à faire pour devenir libertarien, ce que j’ai fait en acceptant de rejoindre la communauté.

- Je me disais bien que vous aviez un profil de hackeur...

- Disons que j’ai à cœur de participer à cette vie communautaire. C’est bien plus qu’un simple travail... vous aurez l’occasion de vous en rendre compte assez vite… Je vous laisse. Remettez-vous de vos émotions. Reposez-vous. Je vous recommande un bon bain chaud. Rien de tel pour décompresser. Demain, je vous présenterai tout le complexe maritime dans le détail.

Robin se demandait si son badinage n’était pas allé trop loin. Il avait bien l’intention en tout cas de suivre ces bons conseils. Il décida en effet d’inspecter la salle de bain pour se faire couler un bain tout en contemplant par la baie vitrée l’horizon qui commençait à se dégager et le soleil s’y coucher.

(à suivre)

Monday, December 7, 2020

Cours n°7 "Le Robinet de Brancusi" une nouvelle de SF à adapter en BD (partie 1)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Seasteading
https://www.rts.ch/info/sciences-tech/11596863-le-japon-veut-des-voitures-volantes-en-2023.html

Première partie

Le Robinet de Brancusi


Robin était assis au milieu du showroom désolé. Autour de lui, des robinets, des dizaines de robinets, plantés sur des présentoirs troués à cet effet. Des hauts, des courts, des anguleux, des courbés, des très fonctionnels, des dandys extravagants, des expérimentaux presque difformes, des robinets d’évier aux manches rétractables, des robinets de lavabo aux allures de vaisseaux spatiaux, des dorés prétentieux pour nouveaux riches, des finement ciselés pour adeptes de musique de chambre, du plus grossier au plus raffiné, des robinets pour tous les goûts.

Robin était parti à la conquête du marché de la robinetterie, il y a dix ans. Fort de sa formation d’ingénieur et de sa passion du design. Il avait monté sa boite et développé une gamme originale de robinets savamment conçus, qui lui avaient valu quelques prix de design. Il s’était fait remarquer en remportant deux années consécutives le Red Dot Award Design. Il avait d’abord cru trouver son public. Les deux modèles primés avaient commencé par cartonner. Il s’adressait à des sous-traitants implantés à Lugang pour la fabrication des robinets qu’il envoyait notamment sur le marché européen… Il se voyait déjà concurrencer Delabie et négocier avec Grohe le rachat de son business… Les ventes étaient parties en flèche dans les premier mois mais la courbe s’était subitement inversée. Il voyait les ventes de ses robinets retomber durablement. Une explication simple est que le marché du robinet était saturé à Taïwan et que la concurrence était trop rude en Europe. Il s’était fait bouffer sans bien comprendre ce qui lui arrivait… Son navire prenait l’eau et il lui fallait réagir rapidement s’il ne voulait pas tout perdre. Il devait vendre son entreprise avant qu’elle ne périclite totalement.

Mais il n’avait pas dit son dernier mot. Son plan était simple. Négocier honorablement la vente de sa boite. Louer ses services pour un salaire confortable et bénéficier de ce statut provisoire pour travailler sur un nouveau produit. Une idée en or lui était venue à l’esprit. Une idée à la Niels Bohr ! Un truc à graver son nom dans l’histoire des inventions qui ont sauvé l’humanité. Bon, n’exagérons rien, disons, une petite contribution, discrète, pratique, efficace, écologique et propre à le mettre en sécurité financière pour le restant de ses jours. Depuis qu’il l’avait en tête il ne pouvait pas s’en défaire. Il s’agissait de monter un boîtier Corona sur des robinets à usage privé. Idée pas si compliquée. Le procédé existait déjà à l’échelle industrielle. Il avait rencontré au cours d’un salon de la robinetterie haut de gamme à Salon de Provence une petite entreprise qui développait le procédé pour le secteur industriel. Il suffisait de l’adapter. Il mettrait à contribution ses contacts dans le monde de la robinetterie. C’était du 1 plus 1 égale 3. Émulsion numérique gagnant-gagnant. À l’heure du Covid, les gens signeraient sur le champ. L’épidémie avait fait des ravages partout dans le monde, à la ville comme à la campagne, dans les mégalopoles comme dans les petites villes de provinces, les individus étaient avides de solutions sanitaires. Haro sur le virus, à bas les bactéries, à mort les microbes !

Il s’agissait donc de commercialiser pour l’usage privé des robinets à ozone. Pardon, il faudrait dire plus exactement des robinets tri-oxygéné. Hé oui, l’ozone a mauvaise presse, il vaut mieux ne pas en faire un slogan. Ozone, on pense à la couche d’ozone, ça fait peur. Ozone, en plus en chinois, c’est 臭氧, l’oxygène qui pue. Oublions l’ozone, voulez-vous, et parlons tri-oxygène. Trois atomes d’oxygène, c’est tout de suite plus attrayant. Telles sont les exigences du marketing.

En quoi ça consiste ? C’est simple comme bonjour. L’eau est tout simplement ozonée. Dans l’eau on introduit de l’ozone sous forme de petites bulles dissoutes qui oxydent bactéries et virus et les tuent aussitôt. Comment ? Il suffit de créer l’ozone par une petite décharge électrique, une étincelle, un éclair de rien du tout. Ce surcroît d’énergie a pour effet de casser les liaisons des molécules d’air. L’O2 se transforme alors en O3, l’ozone, un gaz instable formé de molécules composées de 3 atomes d’oxygène, qui se recomposent ensuite presque aussitôt en O2. C’est un phénomène qu’on trouve partout. Dans la nature, un éclair peut produire ponctuellement de l’ozone. Dans une station de métro, les freins produisent des étincelles, même chose. C’est pour ça qu’il y a parfois momentanément cette odeur nauséabonde dans le métro.

Mais ce phénomène, on peut le contrôler. Le gaz, avant qu’il ne redevienne oxygène, on le fait passer dans un petit tube chargé électriquement. C’est le procédé du tube à décharge Corona. Corona, c’est le nom de l’inventeur, rien à voir avec le virus. On crée ainsi un plasma, en ionisant les molécules d’oxygène qui sont dans l’air, pour les casser. À la sortie du tube, on a créé artificiellement de l’ozone gazeux. Il suffit ensuite d’injecter ces molécules d’ozone dans l’eau au moyen d’un Venturi, pour créer une dépression, injecter et dissoudre les molécules de gaz dans l’eau… Et voilà le tour est joué ! Telle est la recette de l’ozonation.

À quoi ça sert donc, cette eau ozonée, politiquement renommée eau trioxygénée ? Les trois atomes d’oxygène qui composent la molécule d’ozone ne peuvent pas se stabiliser. Au contact des bactéries, elles vont oxyder la graisse de leur paroi et ainsi les détruire. Même chose avec les virus. Pour l’instant, aucun virus ni bactérie n’a résisté à ce procédé. Le fameux virus de la grippe. Cette saloperie de staphylocoque doré. Et bien sûr, le coronavirus. Tout le monde y passe. L’efficacité est totale. Vous imaginez l’utilisation qu’on peut en faire ! Il suffit de se passer les mains sous l’eau tri-oxygénée et c’en est fini des microbes. Vous imaginez la révolution dans les hôpitaux, dans les cabinets médicaux, dans les cliniques où on dépense des hectolitres de gel hydroalcoolique quotidiennement?! Mais ce n’est pas tout. Certains déjà l’utilisaient dans la restauration : dans les toilettes mais aussi pour désinfecter les fruits et les légumes. L’eau ozonée détruit non seulement les bactéries mais elle détruit également les pesticides ! On peut l’injecter dans l’eau des piscines. C’est plus efficace que le chlore. L’eau ozonée détruit aussi les odeurs ! Les salons de toilettage pour chiens étaient parmi les premiers utilisateurs. La ville de Paris traite son eau potable avec de l’ozone. On pourrait s’en servir dans les urinoirs. Or, cette technologie existait à l’échelle industrielle mais n’avait pas encore pénétré le marché des particuliers. Ça allait venir, mais quand ?

C’était bien ce marché que convoitait Robin en mettant au point un boîtier pour un robinet de particulier. L’obsession hygiéniste de la société avait été décuplée par l’expérience mondiale du coronavirus. Le procédé ne pouvait qu’emporter l’adhésion des foules. Il fallait surfer sur cette hantise généralisée du monde microbien. Et Robin, sur ses starting-blocks, était tendu et concentré comme un athlète au départ de la course. Il espérait que les vagues successives de coronavirus allaient le pousser sur des sommets, pour le bien-être de l’humanité et bien sûr, pour le sien.

Mais curieusement, il attendait, il attendait et rien ne se produisait. Les clients potentiels, les distributeurs, les agents R&D des grosses firmes du secteur de la robinetterie, l’ignoraient tout simplement. Il se répandait en mails. Les intéressés ne cherchaient même pas à dialoguer, à le rencontrer, à s’informer. Tous faisaient la sourde oreille. Ils ne manifestaient pas la moindre curiosité pour le produit. Il était atterré, tel un surfeur sur sa planche qui guette depuis le matin la moindre ondulation de l’océan et regarde avec désespoir l’or du soir qui tombe, condamné à la terre ferme, triviale, sans émotion. Il ne voyait que deux explications possibles. La première était un mécanisme affligeant : la réticence à l’innovation. Les habitudes des entreprises gérées par des grosses familles confortablement établies empêchaient d’investir aux marges du circuit et de prendre le moindre risque. Expliquer à ces entrepreneurs frileux qu’ils vont remplacer les savons et les gels hydroalcooliques par de l’eau est très contre-intuitif. C’est une idée géniale mais impensable parce que trop belle. La deuxième explication le rongeait profondément de l’intérieur mais c’était une hypothèse qu’il ne pouvait pas écarter. Il était tout simplement mauvais commercial. Ce sentiment d’échec le minait aussi sûrement que les molécules de tri-oxygène corrodaient à la longue les jointures des robinets et provoquaient des fuites préoccupantes. En réalité, c’était tout son être qui était menacé de fuir. Il ne fallait pas lâcher.

Ou plutôt si. Il fallait lâcher-prise et décompresser. Robin n’était pas particulièrement adepte de spiritualité. Il s’adonnait plus volontiers aux pratiques artistiques. Et quand il était contrarié, il prenait volontiers son carnet à dessin et, en guise de méditation, consacrait quelques heures à remplir son carnet de croquis. Croquis de robinets, robinets fantaisistes, érotiques, philosophiques, robinets loin de toute velléité de réalisation pratique. Mais au cours d’une de ces après-midis réconfortantes qu’il passait en compagnie d’un crayon et d’une gomme, à imaginer des formes aux dimensions démesurées, une idée saugrenue lui est venue à l’esprit. Il ressassait sans fin le paradoxe du robinet à ozone en se demandant comment faire réagir le milieu de la robinetterie. Fallait-il d’abord informer le monde, crier la nouvelle sur les toits, convoquer la presse, alerter les politiques... Comment faire pour remuer ciel et terre ? Un coup d’œil encore sur son carnet pour s’assurer que son idée ne s’était pas envolée. Elle lui semblait toujours aussi lumineuse. Il avait eu vent d’un appel à participation pour une biennale d’art contemporain qui allait se tenir en Espagne, à Madrid précisément. Pourquoi, en effet, ne pas participer ? Il se mit à la tâche avec enthousiasme, transforma en quelques après-midi de travail sur Indesign ses croquis en plans recto-normés, et les envoya accompagnés de recommandations à l’atelier de fonderie de Lugang avec lequel il avait l’habitude de travailler. Il avait fallu parlementer un peu car la commande était inhabituelle. Non pas tellement par sa forme, qui restait plausible, mais plutôt par ses dimensions. En effet, Robin avait en tête de présenter pour la biennale ni plus ni moins qu’une fontaine. Et cette fontaine était constituée d’une vasque avec en son centre un robinet élégamment stylisé, tout à fait reconnaissable, parfaitement proportionné, mais aux dimensions démesurées ! C’est ainsi qu’à la douzième biennale de Madrid d’art contemporain, Robin présenta une pièce qui fut très remarquée et très commentée. Elle jouissait d’une place de choix en plein cœur du Retiro et s’intitulait El grifo de Brancusi. La sculpture se présentait comme la première fontaine tri-oxygénée au monde ! Elle était accompagnée d’une notice expliquant la démarche esthétique et surtout le procédé technique révolutionnaire sous-jacent. Il faut avouer que peu de visiteurs prenaient vraiment la peine de la lire. Mais certains amusés s’étaient baignés dans la fontaine. Et la vasque géante s’était vite transformée en piscine. Le deuxième jour, un joggeur avait manifesté son antipathie en urinant dans la vasque. Même s’il n’avait été accompagné d’aucune odeur, son attentat avait fait fuir les baigneurs. Excepté ce petit scandale, la sculpture avait été largement appréciée. Elle avait eu très bonne presse. Plusieurs articles saluaient l’originalité et la portée symbolique et éthique d’une telle œuvre d’art. Un journaliste du Pais lui avait accordé un entretien et le quotidien lui avait même consacré une demi-page. Fort de ce petit succès, Robin aurait dû se réjouir. Mais le milieu de l’art contemporain touchait peu celui de la robinetterie, semble-t-il. Il renouvela plusieurs fois ses démarches auprès des entreprises susceptibles de développer son produit. Ses mails restèrent, à son grand désarroi, lettres mortes. Pour couronner le tout, il devait maintenant régler les frais de stockage de sa « fontaine ozonée » qui dormait paisiblement dans un entrepôt de la banlieue madrilène. De la confiture hightech à des cochons ibériques ! Voilà ce qu’il pensait.

« Bien tenté, Robin, tu as encore eu une super idée ! », ironisait-il sur lui-même, en se demandant comment on pouvait se mettre dans des situations pareilles. Pourtant une semaine peut-être après son retour à Taipei. Il reçut un mail intriguant. On cherchait à prendre contact avec l’ingénieur qui avait réalisé la fontaine tri-oxygénée baptisée El Grifo de Brancusi. On avait lu sa notice et on cherchait à en savoir plus. Il échangea quelques mails plus techniques qu’esthétiques cette fois. Et aux termes de l’échange, on lui proposait un rendez-vous sur Skype. Il s’agissait d’une communauté de scientifiques et d’ingénieurs, basée sur cinq anciennes plateformes pétrolières, réaménagées ou en cours d’aménagement, et située dans les eaux internationales au large du Japon. La communauté menait un projet expérimental qui consistait à créer la première cité cosmopolite libertarienne en haute mer en totale autonomie. Les ingénieurs cherchaient à optimiser leur station d’épuration et voulaient équiper l’ensemble du système d’alimentation en eau, avec des robinets comprenant des tubes à décharge Corona, système qu’ils jugeaient à la fois économique et efficace. Pour leur petite communauté, il s’agissait de réduire au maximum les risques épidémiologiques. Ils prenaient des précautions extrêmes et ne laissaient rien au hasard. Avant de passer un contrat, il faudrait d’abord visiter les installations et évaluer le coût des opérations. Une période de quarantaine lui serait imposée. Les frais de transports étaient couverts et le logement sur place entièrement pris en charge. Serait-il intéressé par une telle opération ? Et comment ! La semaine suivante, Robin prendrait un vol pour Okinawa. De là, il serait pris en charge et conduit directement sur la plateforme communautaire. D’ici là, il aurait le temps de se documenter sur ce qu’étaient ces étranges libertariens...

(à suivre)



Exercices de compréhension 

 

Lisez attentivement la première partie de la nouvelle "le robinet de Bracusi". 

Cherchez la définition du vocabulaire difficile. 

Cherchez également des images susceptibles d'illustrer les mots nouveaux et de facilité la compréhension. 

Où se situe l'histoire ?
Quand se situe l'histoire ? 
Qui sont les personnages principaux ? 

Quelles sont leurs caractéristiques ?

 


Exercice  de dessin : 

 

1 - Après avoir effectué ses recherches, faites des propositions de personnage.  

2 - Imaginez la série de robinets disposés dans le showroom de Robin Délaube. 

3 - À quoi pourrait ressembler "El Grifo de Brancusi" ? Imaginez une scène comprenant "El Grifo"


Le Robinet de Brancusi par groupe et par chapitre

Chapitre 1 vu par  Henri, Yanis, Adrienne  Le scénario est bien tourné. Le dessin est maîtrisé, homogène et la couleur équilibrée. Ensembl...